textes

NOT DEAD

Thierry Verbeke


Pierre Ardouvin, Julien Boucq, Albert Clermont, Jimmie Durham, Josephine Kaeppelin, Gauthier Leroy, Zoé Lheureux, Nøne Futbol Club, Curtis Jere, Régis Perray, Anri Sala, Jean-Philippe  Tricot, Barbara Visser 


En 2011, j’avais réalisé le commissariat de l’exposition « Design Reloaded » pour le B.A.R. (Bureau d’Art et de Recherche). J’y présentais par le truchement de différents gestes artistiques, (collages, dégradations, réparations, transformations diverses…), des objets conçus pour être produits en grand nombre devenus des pièces uniques. Leur aspect, fonctionnalité, ergonomie se transformaient pour laisser place à quelque chose de nouveau. Cette nouveauté était saisissante, puisqu'elle privait l’objet de son utilité première, en le rendant non consommable, sans pour autant effacer  de notre mémoire son état premier. 


En décembre 2019, Éric Rigollaud m’a proposé de donner une suite à «Design Reloaded» et à cette première expérience de commissariat. Le titre que je choisissais alors pour l’exposition (Not Dead) était comme un clin d’œil  à la capacité du B.A.R., qui venait de fêter ses vingt ans, à continuer de proposer des formes nouvelles et parfois dérangeantes. « Not dead » c’est aussi et surtout la contraction du titre « Punk’s not dead», du groupe The Exploited, qui inaugurait la deuxième vague du Punk en 1981. En devenant slogan, il avait détrôné le « no future » qui situait le mouvement dans une sorte de fulgurance perdue d’avance. L’ambition manifeste de ce « not dead » étant de perdurer et de continuer à déranger la société.


Au moment où je concevais cette exposition, de nombreux voyants économiques, sociaux et environnementaux étaient passés au rouge. L’actualité française avait été émaillée précédemment par le mouvement des gilets jaunes et la réforme des retraites, qui avaient fait descendre dans la rue un large spectre de la population.


Certains auraient pu croire que l’ampleur et l'installation dans la durée de ces manifestations allaient faire plier le pouvoir politique. Il n’en fut rien, 40 ans de néolibéralisme avaient réussi au nom de la gestion rationaliste à imposer l’idée du « there is no alternative » popularisée en son temps par Margaret Thatcher. Rien ne pouvait laisser présager alors la pandémie mondiale qui nous frapperait  quelques mois plus tard. Emmanuel Macron dans son discours du 16 mars 2020 déclarait : « Beaucoup de certitudes, de convictions seront balayées, seront remises en cause. Beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent. ». Souhaitons que l'avènement de ces choses « impossibles » soit un jubilé marqué par une volonté de progrès social et non un approfondissement des pires tendances du contrôle social et de l’état d’exception. 

Quoi qu’il en soit, ceux qui sortiront de ces crises seront des survivants, des « not dead ». Nul doute alors que les évènements récents impactent leur grille de lecture du monde et pour les artistes, leur production artistique. 

Dans la note d’intention au sujet de l’exposition transmise à Éric Rigollaud début janvier 2020, avant cette pandémie, on pouvait lire : « Il y a dans leurs oeuvres une forme de violence avérée ou à venir, comme une tension silencieuse qui préfigure le désastre et la destruction. »…
« Pour paraphraser Pablo Picasso, tout acte de création est d'abord un acte de destruction »…« À travers des oeuvres liées au design, à la décoration et à l ‘architecture, not dead nous convie à la destruction de formes anciennes et à la création de nouvelles. »…


Pierre Ardouvin, avec sa série « L' inquiétude des jours heureux », nous annonce une catastrophe imminente. Sous les grands ensembles, les lieux du tourisme de masse, le terrain est miné, des gouffres se creusent, l’effondrement et la fin d’un système et des  jours heureux semblent imminents.

Chez Barbara Visser, cet effondrement est déjà advenu, les icônes du design, qu’elle utilise pour sa série « Detitled », ont subi des outrages, du vandalisme qui les rendent inutilisables en tant que siège mais également en tant que marqueur social. Les photographies qu’elle produit ne sont cependant pas dénuées d'attrait esthétique. On trouve en elles un intérêt pour les ruines célébrées autrefois par le mouvement romantique.

Dans la performance filmée « Smashing » de Jimmie Durham, nous sommes conviés au processus de destruction. L’artiste assis derrière un bureau de professeur brise avec une pierre les objets que des étudiants en art de la Fondation Ratti à Côme lui apportent. En échange, ils perçoivent un certificat de destruction. Cette casse systématique nous renvoie vers une parodie de bureaucratie ultra-violente. Ces destructions à la chaine nous convient à la transformation, à la révélation d’une forme nouvelle. Comme le disait le philosophe présocratique grec Anaxagore de Clazomène “Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau.”

Cette nouvelle transformation, ce changement, au sens politique du terme est réclamé par les ouvriers en grève. Ils proposent eux aussi, à travers la destruction d’objets, une forme de symbolisme régénérateur qu’Albert Clermont a su saisir à travers sa série de photographies intitulée « Monument: Rite-Social ».

Zoé Lheureux,  quant à elle,  n’appelle pas de ses voeux la conservation du système par son amélioration. Il y a quelque chose dans son travail de dessin qui fait penser à l’énergie des enfants qui cassent leurs jouets. Une forme de naïveté dans le traitement qui crée une distance avec son sujet, ici un véhicule anti-émeute en feu.

Dans le travail de Nøne Futbol Club, il est question de tuer le père, un autre paradigme de l’adolescence. Les lithographies de Pablo Picasso se voient  surchargées d’un « PULL » à l’encre noire qui transforme la colombe de la paix en vulgaire pigeon d’argile. Leur intervention pleine d’ironie, révèle de façon plus sérieuse la perte des illusions de leur génération au regard de celles qui avaient cours dans les années 60. Également présent dans l’exposition, « Les Hot Wheels », cercles de bois brûlés qui ressemblent à des pneus font lien avec le travail de Zoé Lheureux et celui d’ Albert Clermont. 

Les céramiques allemandes que Julien Boucq installe dans un équilibre précaire, datent elles aussi des années 60. Il se trouve qu’à une période de ma vie, j’ai collectionné ces vases West Germany,  jusqu’à en posséder environ 200 exemplaires. Cette production en série comme l’écrit Nicolas Tremblley, (un autre collectionneur de vase west Germany), « s’apparente aux révolutions utopiques de l’après-guerre, aussi bien sociales et économiques que formelles et artistiques ». À travers la chute possible de ces formes colorées, produits d’entreprises et d’une époque aujourd’hui révolue, nous mesurons la fragilité des utopies sociales et économiques héritées du passé.

Pour remplir cette place laissé vacante par la faillite des utopies, certaines personnes décident de s’organiser en groupes au sein desquels ils partagent une passion, des idées ou simplement un mode de vie commun. C’est à un de ces groupes, le Black Label Bike Club, que s'intéresse Gauthier Leroy. Ce club de vélo de Minneapolis monté dans les années 1990 par Jacob Houle et Per Hanson réunit des passionnés de tall bikes. (Il s’agit généralement de deux cadres de vélos soudés entre eux pour produire un vélo géant, hérité et détourné de ceux utilisés par les allumeurs de réverbères au 19° siècle). C’est sur ces vélos surélevés bricolés maison, que les membres du club s'affrontent armés de lances en PVC, dans un mélange oscillant entre la joute de chevalerie et le film « Mad Max ». Pour l’exposition « Not Dead », Gauthier Leroy, nous propose sa propre interprétation sculpturale du tall bike.

Curtis Jeré est le pseudonyme partagé par deux artistes, Curtis Freiler et Jerry Fels, qui utilisent le laiton, le cuivre, l’étain et l’acier pour créer des sculptures au sein de la compagnie Artisan House qu’ils fondent dés 1963. D’utopies, il est également question dans leur travail qu’ils décrivent comme étant « de l’art de qualité égale à celle d’une galerie et produite pour les masses ». La sculpture plante présentée dans l’exposition est d’une taille assez exceptionnelle, le travail de découpe des feuilles prend des accents brutalistes qui lui confèrent une certaine dangerosité.


« Les petites fleurs de l’apocalypse » de Régis Perray, sont réalisées par l’atelier d’Offard, fabricant de papiers peints traditionnels à Tours, elles s’inspirent de la tapisserie éponyme. Après les avoir découpées, rehaussées au feutre Posca, il les colle au bas des murs. Sur son site internet, il rappelle que le sens premier du mot apocalypse est révélation, celle d’un monde nouveau, meilleur. Ces petites fleurs de l'apocalypse ont été présentées dans de nombreuses expositions en France et à l’étranger. Citons pour exemple : Muséalies #1 Images de la grande guerre au musée de Roanne.


De guerre il est également question dans le travail d’ Anri Sala. Sa vidéo « naturalmystic (tomahawk#2) » nous présente un jeune homme, assis dans la pénombre d’un studio d’enregistrement. Victime des bombardements pendant la guerre du Kosovo, il a développé la capacité de reproduire vocalement le bruit des bombes Tomahawk tombées sur Belgrade en 1999.  Par l'expérience connue de tous du décompte des secondes séparant l’éclair du tonnerre, Anri Sala nous fait percevoir l’angoisse de ces bombardements. Avec un dispositif vidéo très simple, Anri Sala réussit ici à nous toucher dans notre propre chair.


Les mélodies sifflées de Jean-Philippe Tricot sont issues de « Bonne espérance » son journal vidéo (titre donné en référence à Søren Kierkegaard), démarré à Montréal, Canada, en 2001. Elles disent notre porosité et notre résistance, l'art comme possibilité de trouver, un moment, un havre, et de continuer notre route. En apparaissant pour un court laps de temps à heures fixes à l’extérieur de la galerie via une enceinte d'extérieur, elles agissent comme une sorte de rendez-vous fixé avec les passants et les visiteurs du Bureau d’Art et de Recherche. Qu’elles nous offrent, comme il le  souhaite, de repartir vers de  nouvelles aventures. 

L’affiche « Now it’s the moment where the story can start again », de Joséphine Kaeppelin nous invite à envisager une suite, un après. Pour que l’histoire puisse recommencer, il faut qu’elle se soit interrompue. On peut donc s'interroger sur la nature de cette interruption, qui peut être multiple. 

Ici à Roubaix, avec la fin des filatures, il y a bien eu interruption, s’en est suivi différentes stratégies sous la forme d'essais de reconversion, de réaffectation et de gentrification… 

Plus récemment, l’épidémie covid-19 nous laisse penser, pour utiliser le vocabulaire guerrier du gouvernement, que si nous sommes « en guerre », il y aura « armistice ». Alors après la fin de cette « guerre », l’histoire pourra recommencer à nouveau ou peut être se réinventer. C’est donc à nous de venir combler le noir de cette image, de le remplir par une projection mentale qui pourra être de nature différente, individuelle ou collective, selon celui ou celle qui la regarde. À travers ce dispositif relativement simple, une image noire et un sous titre blanc, c’est la question de notre avenir qui nous est posé. À nous de savoir, si nous voulons être acteur ou simple spectateur de ce qui va advenir.

Thierry Verbeke, 11 décembre 2020


1 Exposition Bureau d'Art et de Recherche, Roubaix du18 juin au 23 juillet 2011 avec: Grégory Grincourt, Vincent Herlemont,- Gauthier Leroy - Grégoire Motte - Régis Perray - Philémon & Arnaud Verley, Thierry Verbeke.


2 La bible livre du lévitique, chapitre 25 / On y trouve des dispositions très concrètes quasi révolutionnaires sur la restitution des terres au propriétaire originaire, la libération des esclaves ou la remise des dettes et ceci tous les 50 ans.


3 Sgrafo vs Fat Lava / Nicolas Trembley (éd) /jrp /ringer

« DE L’UTILITÉ DES SCRUPULES POUR CEUX QUI EN MANQUENT»

Alexandrine Dhainaut


Caustiques, politiques et offensives, les œuvres de Thierry Verbeke disent beaucoup, avec finalement peu de moyens, des travers et de l’absurdité du monde dans lequel on vit. Le titre de l’exposition « Des mots, des images, des drapeaux » annonce d’ailleurs bien la couleur des moyens en question, classés en trois catégories principales :


D’abord des mots. Du piquant Just Do it! qui résume à la fois le retournement de veste d’un militant hippie devenu businessman, et l’appropriation vampire de la célèbre marque de baskets qui pioche sans scrupule (ce terme a toute son importance, j’y reviendrai) dans la culture contestataire à des fins mercantiles ; à la discrète insertion dans « I Have a dream », transformant la phrase culte de Martin Luther King en aspiration désenchantée d’un Bartleby, le déstabilisant scribe du roman de Melville, Thierry Verbeke démontre à quel point les mots, à un détail près, sont des outils à double tranchant, pouvant servir des discours radicalement opposés.


Des images ensuite. Saisie sur le vif ou fruit d’un montage, les images de l’artiste et les titres qui les accompagnent ne cachent pas leur côté provocateur, pointant souvent du doigt les puissances politiques et économiques dominantes. À travers New-York Stock Exchange, un collage photo en noir et blanc qui met en scène la Bourse de New York au milieu d’un champ de ruines urbaines, et Nuit américaine montrant le trio burger/frites/soda photographié en décrépitude le long d’une nationale et sous exposé, c’est bien le crépuscule américain, son hégémonie culturelle et économique qui mène le monde à sa perte, que l’artiste appelle de ses vœux. Sous leurs atours simples, les images de Thierry Verbeke peuvent aussi être percutantes. Comme Exit, cette portion de nature marouflée sur une porte à la manière des décorums végétaux qui ornaient les bureaux dans les années 80. Si le cliché n’est pas dénué d’humour en montrant le geste anonyme qui a terminé des branches d’arbustes par de jolis « boutons de cannettes de bière », il n’éclipse pas le constat d’une misère qui se/qu’on tient à la marge.


Des drapeaux enfin. Si l’on considère l’intérêt de la sémantique pour l’artiste, on comprend fort bien son « obsession » pour le support drapeau et la symbolique qu’il peut véhiculer en peu d’éléments. Là aussi, il est question de double tranchant. De la triste récupération du drapeau tricolore par les nationalistes, dont l’artiste résume ici l’hostilité par l’image saisie chez un loueur d’utilitaires d’un tractopelle dont la nacelle a été peinte en bleu, blanc et rouge (Excavation II) ; à la cible que devient souvent le drapeau d’un pays (Black Circles), volontiers brûlé par métonymie, comme si l’on détruisait la nation qu’il représente, Thierry Verbeke démontre les enjeux politiques de leur utilisation ou de leur dévoiement.

Les œuvres réunies ici agissent comme de véritables scrupules au sens étymologique du terme : le scrupulum désignait le petit caillou qui entrait dans la chaussure. Celui-là même qui dérange et indique que quelque chose ne tourne pas rond. Le bon sens voudrait qu’on s’arrête pour régler le problème. Mais dans le monde d’aujourd’hui, l’artiste nous rappelle aussi que certains préfèreront marcher sur la tête à la place.



« Réel revendiqué, réel révélé »

Marion Zilio



Exposition collective avec Laurent Lacotte, Philémon Varnolé et Thierry Verbeke + Pablo Cavero et Régis Perray au BAR, Bureau d’Art et de Recherche, Roubaix, mai 2017.


« Réel revendiqué, réel révélé » se compose comme une exposition imbriquée, sorte de programme où chaque chose procède d’un réel matriciel déclinant des réalités à échelles et temporalités variables. Invitation d’invitation, l’exposition réunit au final cinq artistes autour de leur perception – commune et décalée, critique et détachée – du réel. Les œuvres de Laurent Lacotte, Philémon Varnolé et Thierry Verbeke tracent la ligne d’un imaginaire politique, dont les bifurcations, souvent ironiques, révèlent une poésie du voir et une réflexion sur l’époque présente. Époque, à qui il revient à chacun d’en construire la mémoire et l’avenir.

« Si le réel n’a pas besoin de nous » selon les mots du philosophe Tristan Garcia, il manifeste cependant notre expérience présente aux choses. Or ce présent a changé. Ce n’est pas seulement que nous vivons dans un nouvel âge, où le temps paraît compressé ou dilaté. Ce qui a changé, c’est la direction du temps. Non plus linéaire et chronologique, le temps forme une boucle qui arrive désormais du futur : il se produit avant le présent, à l’instar des logiques d’anticipation et de pré-vision. Quand, d’un autre côté, la revendication de tous les « post » – post-moderne, post-capitalisme, post-internet – révoque avec d’autant plus de force notre filiation au passé, au sens où une déconnexion conceptuelle semble en permanence à l’œuvre, comme si les prévisions et les spéculations d’antan achoppaient constamment. Sans doute, les infrastructures et les réseaux ont peu à peu relayé au second plan l’expérience humaine, de même que la poésie et la politique qui se fondaient sur elle. Or, cet état de fait signe plus profondément la crise du réel lui-même. Si le réel ne se réduit pas à la réalité (social, quotidienne), il se conçoit comme ce qui reste après qu’on a dépouillé la réalité de son écorce trompeuse. De fait, le réel serait bien « idiot », comme le suggérait Clément Rosset. Non pas qu’il relève de la clownerie mais, à suivre son étymologie idiôtès, du simple, du particulier, de l’unique. Ainsi revendiquée, les œuvres se font les réceptacles de  cette idiotie qui par sa singularité produit  la nouveauté en s’opposant à toute prétention et toute posture intellectuelle ou moralisante.


Échelonnée sur trois étages, l’exposition se déploie sur trois lignes de temps – passé, présent, futur – formant une boucle sur elle-même. En sous-sol, une sélection de vidéos, plus ou moins datées, pose un regard intuitif et désabusé sur la réalité. Attentifs à l’expérience immédiate, à ce qui se tramait alors, les artistes révèlent la part de dérision qui tapissait d’un voile grossier le réel. L’air de jeux de la petite Ida affirme, tout en innocence, la violence des blocs de béton proliférant de nos jours. Un match de rugby filmé de nuit en 1997 renvoie les projections des téléspectateurs, aujourd’hui habitués aux vidéos amateurs, à une scène de violence captée par une caméra de surveillance. L’avenir était en marche, sa ruine l’était tout autant, à l’image de l’enseigne jonchant le sol du rez-de-chaussée. Dans la niche des escaliers, comme un interstice entre deux lignes de temps, présent et passé, les multiples en ciment et cire des Usines votives de Thierry Verbeke veillent à la mémoire. Si les politiques d’urbanisation ont détruit les bâtiments industriels, elles ont conservé les cheminées. Verticalitées découpant l’horizon, elles sont la pointe sensible et spéculative d’un réel se consumant lentement.

Au rez-de-chaussée, les œuvres posent les fragments d’un réel conjugué au présent. Sous l’égide de l’enseigne L’avenir, appartenant à un local syndical de dockers à Dunkerque, les œuvres prennent leur consistance par ricochets. D’abord dans la relation au temps long de leur réalisation, à l’instar de la série Basse cours initiée en 2007 par Philémon Varnolé. Ensuite, dans les dialogues féconds qu’elles entretiennent les unes avec les autres. L’œil affuté, sensible au comique de situation, aux détails anodins, Varnolé dresse une chronique décalée de la réalité, sous la forme de cartes postales canonisées. En misant sur l’idiotie, dans ce qu’elle a de simple et de singulier, l’artiste pose un trait d’esprit sur son expérience du présent. Au gré de ses marches, arpentant la ville comme un étranger réceptif à l’incongruité des situations, il dresse le portrait d’une époque sans jamais céder au discours d’autorité. Sorte d’encyclopédie temporaire estampillée du sot de la Société Volatile, son activité s’apparente à une forme intuitive de réadaptation à un monde occulté, parfois insignifiant, souvent inédit. Dans le même ordre d’idée, les pancartes colorées de Verbeke formant une phrase avec les slogans des grandes firmes semblent incarner cette tension entre des logiques prédictives d’injonctions consommatoires et les désillusions politiques d’un lendemain de gueule de bois. Posées contre le mur, telle une manifestation terminée, elles évoquent leur condition précaire et vaine, comme si toutes tentatives étaient phagocytées par avance, à l’instar de la photographie Manna de Laurent Lacotte composée de trois silos en or, brillant de leur immobilisme, tandis qu’un rapace vole au loin, drapeau français flottant au vent. En écho, sa sérigraphie de fer barbelés, réalisée de manière artisanale sur des rouleaux de tickets de caisses, se veut une manière de souligner l’inanité d’un geste dont seule la répétition laborieuse fait barrage à l’impérieuse marche à la globalisation. Intitulée Entourage, l’œuvre délimite une frontière territoriale et économique, aussi vaine que fragile, symbolique que critique. Elle cristallise ce point d’idiotie, autant monotone qu’obsessionnelle.

Enfin à l’étage, dans la mezzanine étriquée, l’exposition se resserre autour de la thématique controversée des drapeaux. Pablo Cavero et Régis Perray ont rejoint le trio. Ensemble, ils tissent l’étendard d’un avenir aux promesses sans couleur et sujette à la dispersion et à l’éclatement. De sorte que la pelleteuse tricolore réalisée par Thierry Verbeke et Laurent Lacotte, en est la main ouvrière et travailleuse. Elle est à la fois ce qui creuse les écarts et ce qui permet de les tenir ensemble. Car si le drapeau exacerbe les crispations identitaires, surtout en ces temps d’élection et d’incertitudes, il est également la manifestation de ce qui unifie et rassemble et ne peut être laissé à ceux qui en détournent les valeurs. Que les États modernes aient fortifié les frontières et élevé des murs alors que l’on prétendait de toute part vivre dans une société liquide et le fantasme d’un village planétaire, n’en témoigne pas moins que l’avenir se situe plutôt derrière que devant et qu’il revient toujours à chacun d’en détourner les cibles et d’en proposer un hors-champ.


En ayant fait du quotidien leur matière première, les artistes s’aventurent dans une chronique spéculative du réel, mais à l’inverse des traders pariant sur le futur d’une conjoncture, ils en distordent la part irréversible. Car spéculer est aussi, dans son origine latine, l’« observation d’en haut » et « ce qui est mis en miroir », un miroir permettant ici de prendre de la distance afin de percevoir l’idiotie du réel qui, seule, permet d’en revendiquer les failles et de s’y aventurer.





À contes d’auteur

Laurent Courtens   



Selon d’aucuns, l’art contemporain serait comme la cristallisation symbolique du capitalisme néolibéral, puisque  capable de produire de la valeur avec tout et en particulier avec rien. Offerts aux jeux spéculatifs, objets trouvés, gestes du quotidien et cogitations mentales, « fabriquent de la valeur sans fabriquer de richesse (…) c’est-à-dire sans travail humain » .  Agitations boursières au moindre souffle neuf, surenchère des cotes à chaque appel d’air, obsolescence programmée de toute trouvaille, même la plus hardie : la soif insatiable de nouveauté et la dématérialisation des supports à l’œuvre dans l’art contemporain seraient l’expression culturelle de l’inanité productive du CAC  40. Un peu hâtif, somme toute, mais à creuser.


En tout état de cause, nous sommes ici face à un processus inverse : dans un contexte de virtualisation de l’économie et de labilité des flux financiers, de surmédiatisation de notre rapport au réel et de difficulté croissante à nous le représenter, le projet PEZ  de Thierry Verbeke s’attache à concrétiser des réalités au demeurant intangibles. Qu’est-ce qu’un paradis fiscal ? Qu’est-ce qui le détermine et le rend possible ? L’opacité du secret bancaire et l’existence d’une frontière aussi perméable aux transits pécuniaires qu’elle est hermétique aux législations fiscales. Qu’est ce qu’une société offshore sinon une boîte aux lettres, un en-tête ?


D’où les éléments composant, in situ, la Paradise Economic Zone : d’abord, un tracé délimitant une zone . Un territoire enclavé sur l’ancienne aire de douane de Rekkem-Ferrain, aujourd’hui simple parking pour poids lourds, régulièrement visité par les coqs du village mitoyen (Menin). Sur cette bande frontalière reconfigurée, un container coiffé d’un palmier, des affichages publicitaires et un placard invitant le chaland à domicilier le siège social de sa société dans ce « paradis fiscal de proximité ». Ce campement financier  vêtu d’un décorum de zoning commercial offre une image perceptible des caprices transitoires de l’ingénierie fiscale. 


Quand le rouge fout l’camp


Devant cet aménagement, une visée permet de zoomer sur un dispositif longeant le bitume, sur l’autre rive de l’autoroute : un double drapeau – belge et français – tendu à plusieurs mètres de haut. Bleu – blanc – rouge – jaune – noir : le rouge central est le rouge commun, celui du sang versé pour abattre l’Ancien Régime, celui de la fierté indépendantiste brabançonne. Ce rouge rassemble, unit les deux terres. Il s’étire également, à la limite du déchirement, exprimant de la sorte les tensions qui traversent les communautés frontalières du fait, entre autres, des pathétiques joutes linguistiques livrées dans le Royaume. L’Europe a dissipé l’activité douanière aux frontières nationales, mais, conjointement, les rivalités interrégionales se sont avivées et les Régions présentement privilégiées (Catalogne, Flandre, Lombardie…) entendent bien décramponner les flancs-mous de la Croissance.


Du reste, le double drapeau planté par Thierry Verbeke – dont l’installation succède directement au démantèlement du poste de douane – réaffirme la réalité de la frontière franco-belge dont le valeureux franchissement, rappelons-le, a permis à quelques fortunés d’échapper à l’implacable voracité fiscale républicaine.


À cet égard encore, l’entreprise de Thierry Verbeke tend à matérialiser l’intrication de réalités échappant à la perception : évasion fiscale, tensions frontalières, désirs de rapprochement, tentations de l’éloignement…


Paradise Now


Fiction traduisant une part du réel, PEZ habite également une réalité territorialisée avec laquelle elle interagit temporairement. Son créateur-directeur-animateur est en effet devenu un acteur du site, suscitant questions et discussions, renseignant les routiers sur l’achat des vignettes, sillonnant le village, discutant au bistrot (le National, tout un programme…). Observant beaucoup également et documentant l’insolite des situations, le trafic autoroutier, la manière dont hommes et bêtes habitent les lieux : les cantines improvisées par les routiers sur le parking, le séjour des coqs, vraisemblablement peu investis de leurs connotations symboliques et linguistiques…


Image à connotations multiples, PEZ s’offre également comme un territoire d’expériences, d’échanges et d’observations. Un outil de lecture par ailleurs, un support de réflexion et de formulation. L’initiative atteste donc à nos yeux, qu’à l’inverse de ce que d’aucuns prétendent, certaines pratiques artistiques demeurent aptes à poser des indices permettant de mettre le monde en perspective, de le questionner, d’en modifier la perception autant que l’horizon.


  1 Franck Lepage, L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu… , Éditions du Cerisier, Cuesmes, 2007, p. 88.

  2 La zone épouse les contours d’un tronçon de la bien nommée rue du Paradis, partant de Menin pour butter sur l’aire de stationnement et retrouver son parcours de l’autre côté de l’autoroute.






Pirater le réel /// P.E.Z.

Julie Crenn



Notre siècle est le premier sans terra incognita, sans une frontière. La nationalité est le principe suprême qui gouverne le monde - pas un récif des mers du Sud ne peut être laissé ouvert, pas une vallée lointaine, pas même la Lune et les planètes. C'est l'apothéose du «gangstérisme territorial». Pas un seul centimètre carré sur Terre qui ne soit taxé et policé... en théorie.

Hakim Bey – TAZ (1991)


Thierry Verbeke est un artiste militant. Engagé dans le réel, il poursuit des problématiques liées au monde du travail, aux libertés et aux droits fondamentaux, à l’économie et à ce que je nommerais « le grand vent des communicants ». Il produit un art de la contestation pacifique, invitant au soulèvement (à une prise de conscience collective) plutôt qu’à la révolution. Ainsi, il fabrique des banderoles à partir de bleus d’ouvriers (Bleus de Chauffe) ; en réponse au prétendu recul du chômage en France, il se fait recruteur de chômeurs pour que l’A.N.P.E puisse rester en activité (ANPE Concept Car) ; avec l’aide de couturières, il réalise un drapeau de pirate en patchwork (United Color). L’absurdité des actions et des slogans renvoie à l’absurdité de notre système et à ses stratégies de communication. L’artiste souligne un abrutissement généralisé, orchestré par l’Etat et le marché, relayé par la publicité et les médias. Un abrutissement ayant pour objectif d’asservir le consommateur au détriment de l’éveil du citoyen. C’est en ce sens que son travail m’apparaît comme une matérialisation de la pensée du poète anarchiste Hakim Bey, et notamment de la TAZ (zone autonome temporaire).


La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l'État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d'imagination) puis se dissout, avant que l'État ne l'écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l'espace. Puisque l'État est davantage concerné par la Simulation que par la substance, la TAZ peut « occuper » ces zones clandestinement et poursuivre en paix relative ses objectifs festifs pendant quelque temps.


P.E.Z. / cash, pèse, oseille, flouze, fraiche 


Sur le modèle de la TAZ, théorisée par Hakim Bey, mais aussi à partir de sources plurielles comme la micronation de la principauté de Sealand au Royaume-Uni ou encore le roman La République de Mek-Ouyes de Jacques Jouet, Thierry Verbeke imagine le P.E.Z. : Paradise Economic Zone. Un « paradis » installé sur la frontière entre la France et la Belgique, pensé comme un espace critique et politique. Le P.E.Z. recèle une double lecture. Il fait d’abord référence aux zones de non droit, aux paradis où tout est encore possible, où tout reste à inventer. En ce sens, le P.E.Z. représente un espace de liberté totale. Pourtant, il peut également être associé aux paradis fiscaux, des zones où la fiscalité nulle ou avantageuse, qui attirent les fortunes mondiales. Des zones où le profit est roi. Un rapport de l’O.C.D.E. indique qu’il « n’existe pas de critère unique, clair et objectif permettant d’identifier un pays comme étant un paradis fiscal ». C’est à partir de ce flou que Thierry Verbeke décide d’installer un container pensé comme un module d’accueil et de vente. Signalé par un palmier et grimé de panneaux aux couleurs criardes et aux slogans aguicheurs (OFFSHORE - YOU WIN – TAX HEAVEN), le module promet des avantages, la réussite et le profit. L’artiste s’approprie un mode de communication normé, incisif (voire agressif) pour inciter le visiteur à implanter son siège social au sein du P.E.Z. Une manière pour lui de questionner le statut trouble des paradis fiscaux et de dénoncer l’inaction politique. P.E.Z. traduit aussi l’impuissance des Etats face au marché financier.   


Red Zone


Non loin du container, est planté un drapeau hors norme. Entre deux mats s’étire un drapeau hybride où les couleurs de la France rejoignent celles de la Belgique et vice-versa. Les deux pays sont réunis par une couleur commune, une zone rouge est mise en avant. Une fois de plus, Thierry Verbeke explore la binarité de l’objet. La zone rouge est en effet dotée d’une lecture double, elle peut à la fois signifier l’amitié franco-belge, l’étroite relation qui lie les deux pays (linguistiques, économiques, culturelles, historiques), mais aussi les tensions et les incompréhensions. Ces dernières sont notamment dues aux affirmations identitaires. La zone rouge incarne la relation qu’entretient Thierry Verbeke avec la frontière, une relation qui oscille entre malaise et attachement. En ce sens, l’espace de la frontière, matérialisée par l’artiste au moyen d’une large ligne en pointillés noirs, traduit les échanges, les passages et les crispations expérimentés au quotidien d’un bord à l’autre.


Avec dérision, humour et un sens critique aiguisé, Thierry Verbeke cultive l’ambiguïté en traitant de la complexité des liens franco-belges. Via deux symboles forts, les drapeaux et le paradis fiscal, il parvient à soulever les points épineux : l’évasion fiscale, qui, même si elle est condamnée par la communauté internationale, perdure ; la langue, vecteur de tensions identitaires et politiques ; l’économie locale entre la région Nord et le nord de la Belgique. Par le biais de ses dispositifs artistiques, Thierry Verbeke pointe du doigt l’indifférence, les contradictions, les injustices générées par notre société où l’individu a perdu sa place. Il construit une réflexion du soulèvement au moyen d’actions et d’interventions publiques. Ses œuvres confrontent le regardeur à un réel teinté d’hypocrisie, d’aveuglement et d’ironie. L’artiste nous invite à ne plus subir, mais à redevenir acteurs du réel.





 


Thierry Verbeke, génération Béruriers

 Pierre-Olivier Rollin

Janvier - février 2008

Bureau d'Art et de Recherche , Roubaix



 

Dans un entretien désormais célèbre avec Hans Haacke, et fort ironiquement intitulé Libre-Echange, Pierre Bourdieu formulait cette question incisive : Quelles formes symboliques peut-on aujourd’hui opposer aux formes modernes de domination symbolique ? Les intellectuels mais aussi les syndicats, les partis, sont très désarmés face à cela. Vous [Hans Haacke, mais cela s’adressait à tous les artistes] prouvez, par les faits, en acte, qu’il est possible d’inventer des formes d’actions symboliques, inouïes, qui nous changeraient de nos éternelles pétitions et qui mettraient les ressources de l’imagination littéraires et artistiques au service des luttes symboliques contre les dominations symboliques.


Car l’enjeu est bien celui-là dans l’œuvre de Thierry Verbeke, même si l’artiste l’a formulé différemment, notamment avec Ré-injecter du politique dans le quotidien, délicieuse petite série de multiples aux couleurs et aux formes de fromages Babibel marqués d’un marteau et d’une faucille. Comment manifester, témoigner de son refus de soumission à un ordre du monde qui se prétend naturel voire a-historique; ce qui revient au même? Tout en étant conscient des limites et de la portée réelle de ses actes. C’est dans ce cadre étroit que se répandent, ou plutôt slaloment, ses propositions plastiques.


Dès lors, celles-ci peuvent circuler dans l’espace public, comme certaines de ses interventions précédentes, mais elles se retrouvent aussi dans les lieux d’exposition, alors symboliquement associés à une terre franche, ces zones enclavées, échappant à l’autorité extérieure. C’est d’ailleurs un drapeau de pirates qui flottait à l’entrée du B.A.R., lors d’une exposition de l’artiste, en 2008. Un drapeau fait d’un patchwork de tissu noir, bien sûr marqué du crâne aux os croisés du fameux Jolly Roger.


Ce faisant, Thierry Verbeke brouille deux références socioculturelles en les associant : la première, celle du patchwork, longtemps associé à une pratique expressive exclusivement féminine, fréquente notamment dans les associations d’occupation de femmes ouvrières ; et la seconde, celle de la flibuste historico-mythique qui rappelle, à la suite des écrits du célèbre historien anglais Christopher Hill, que la piraterie est aussi un monde inversé; soit une tentative de mettre sur pied une contre-société plus égalitaire que celle dans laquelle vivaient les marins, un espoir de mettre sur pied ce qui, à l’époque, n’est encore qu’une utopie démocratique (Eleutheria, Libertalia etc.). L’œuvre lie ainsi deux systèmes d’organisations sociales, induisant des échanges entre eux.


De surcroît, cette bannière pirate annonçait également la couleur de l’expo ; celle d’une critique du système médiatico-économique, clos et vicieux comme peut l’être un cercle. Car, sous un premier aspect badin, léger, fun serait-on tenté d’écrire, l’artiste va enchaîner une succession de paradoxes visuels, culturels, sémantiques, etc. qui, s’ils se perçoivent dans un premier temps comme des apories amusantes, révèlent in fine les inégalités structurelles de notre système. Roland Barthes n’a-t-il d’ailleurs pas démontré que l’exposition ostensible des termes d’un paradoxe renforçait leurs différences intrinsèques ?


Ainsi, sur la vitrine du B.A.R., pouvait-on lire cette phrase prononcée, en 1976, lors d’un débat télévisé, par Raymond Barre, alors Premier Ministre : On voit enfin le bout du tunnel, retranscrite dans un graphisme emprunté au graffiti urbain. Ce premier paradoxe, dont chaque détail devrait être analysé plus longuement, expose sa contradiction : Qui a vu le bout du tunnel de cette crise économique dont on disait alors qu’elle était née du premier choc pétrolier ? Si le paradoxe nous est évident entre le fond (la phrase) et la forme choisie (le graphisme urbain), c’est justement parce qu’il se fonde sur l’acceptation inconsciente d’une inégalité de nature entre ces termes, face aux crises quelles qu’elles soient.


Le carton d’invitation —l’artiste n’épargne aucun de ces détails significatifs qui constituent cet autre système qu’est celui de l’art — répétait la citation, mais dans un lettrage de diamant, référence explicite à cette propension au bling bling ostentatoire des rappeurs de la côte ouest américaine. Tandis que dans l’exposition, une peinture murale livrait les traits d’un Hummer, autre symbole du pimp américain, rehaussé cette fois de lustres d’apparat démesurés ; ajout directement emprunté à la limousine du personnage du Duc, dans le film d’anticipation de John Carpenter, New York 1997. Les signes empruntés à divers registres culturels s’entrelacent et s’accentuent ainsi, pour apparaître à nouveau comme d’apparents paradoxes et se livrer, finalement, comme les points d’exacerbation d’une même logique.


Après quelques semaines, la peinture murale était recouverte par des panneaux d’aggloméré représentant une barricade faite de haut-parleurs, où apparaissait un personnage brandissant le poing, capuche relevée à la manière d’un black blocker (une autre fiction médiatique). Les haut-parleurs diffusaient une construction sonore de Christophe Debrandère, alternant l’interview d’une adolescente avouant ses désirs de révolte, ses goûts musicaux, ses espoirs…, et des extraits de morceaux de groupes punks des années 70 et 80 qui, pour les français en tous cas (Lukrate Milk, Béruriers Noirs, Ludwig von 88 etc.), contribuèrent à la conscience politique d’une génération. Les difficultés de l’idéal politique punk (de la 2e génération, ne blessons pas Pierre Mikaïloff) se frottent ainsi à la luxuriance arriviste des stars du hip hop !


Un autre paradoxe, le plus violent de l’exposition probablement parce qu’il est involontaire, est Absolut Basora : sur une page de journal se livre une pleine page de publicité pour la marque de vodka éponyme exceptionnellement en grève, c’est à dire sans image autre qu’une focale de lumière, accompagnée des mots Absolut en grève. Outre un mépris affiché pour le droit de grève, la marque use de ce paradoxe que Jean Baudrillart avait déjà relevé, à savoir que la première caractéristique d’une grève est de ne rien produire, d’être un non-événement (il ne se passe rien) mais qui est toujours médiatiquement présenté comme un événement. Par là, la marque tente de substituer un discours informatif à un discours publicitaire.


Toutefois, par surimpression et surexposition, l’image imprimée au verso profite de cette absence pour apparaître et livrer son information sur les sévices infligés à des prisonniers irakiens, dans une prison de Basora. Quand, comme l’ont écrit Michael Hardt et Toni Negri, l’état d’exception devient la règle et la guerre, une condition permanente, la distinction traditionnelle entre guerre et politique tend à s’estomper. Profitant de cette apparition impromptue pour cause de grève publicitaire, Thierry Verbeke isole un des dilemmes fondamentaux de nos sociétés : le choix de la sécurité au prix fort des libertés. Dilemme dont il est nécessaire de mesurer toutes les conséquences.


1 Haacke Hans et Bourdieu Pierre, Libre-Echange, Paris, Seuil, 1993.

Par exemple Rouge, un projet d’affichage pour six abribus consécutifs, ou son vaste projet Freecopy-imagebank

2 banque d’images modifiées qui perturbe l’imagerie clean et artificiellement parfaite de la publicité ou de la communication politique (www.freecopy-imagebank).

3 En Belgique, il s’agissait d’associations comme Vie Féminines, Les Femmes Prévoyantes Socialistes, intimement liées aux partis politiques.

4 Le Monde à l’envers est le titre français du livre de Christopher Hill The World Turn upside down dans lequel il confirme que la piraterie est une contre-société, qui se nourrit des idées émancipatrices à l’origine de la Révolution anglaise.

5Il faut particulièrement relire La Croisière du Sang bleu, dans Mythologies.

6 Chacun de ces détails, qui témoignent de la pertinence de la proposition de l’artiste, mériterait un regard plus fouillé : histoire du débat télévisé, rhétorique politico-médiatique de la  petite phrase, etc.

7 Hardt Michael et Negri Toni, Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire. Bonnes feuilles, in Multitudes, n°18, Automne 2004.






Le jeu du complot

Lise Viseux, 2007 



« La photographie n’informe pas. Elle ment toujours. Par omission. Mais elle ment vraiment quand ceux qui la diffusent prétendent en faire la preuve d’un fait fictif […] Les photos sont des pièces à conviction à mettre en doute. »[1]


C’est toute la dialectique de la vérité et du mensonge inhérente au statut des images qui traverse l’œuvre de Thierry Verbeke. COPYFREE-IMAGEBANK.COM, la banque d’images en ligne accessible gratuitement, work in progress qui s’étoffe au fil du temps de nouvelles images créées de toute pièce[2] , constitue en cela une sorte de superstructure qui exemplifie les recherches menées par l’artiste depuis les premières pièces. Sa connaissance des procédés de fabrication de l’image, qu’elle soit fixe ou en mouvement, le mène depuis les expérimentations initiales sur le mixage entre éléments réels et issus de fictions  (Réalité 3, Sweet Home) à épuiser la méfiance instinctive à leur égard qu’il tente de nous faire partager.


Thierry Verbeke construit patiemment, avec la constance d’un observateur assidu de l’histoire en marche, des Chevaux de Troie . Tentation du justicier à qui on ne la fait pas, qui traque les signes de manipulations d’images produites par les mass-media et utilisées par le pouvoir politique à des fins propagandistes. Il y a d’ailleurs quelque chose d’une rhétorique guerrière tant dans la méthodologie qu’il emploie, dans l’attention ciblée sur les représentations des instances militaires ou des faits s’y rapportant (Ida, juillet 2005, Modified Vehicles, Jeu, J.L Rescue) que dans la façon de détourner ironiquement des faits divers sanglants (Customize your car) ou des faits historiques relatant traques, arrestations, emprisonnement, etc…(Customize your garden).


Par un effet de redoublement des procédés de « construction » des images de presse qu’il sélectionne pour leur caractère d’image « manipulée », « trafiquée », et dont il questionne à ce titre la valeur d’information, il met en abîme la théâtralité intrinsèque des images médiatiques censées refléter des faits historiques. Par de menus bricolages, par l’orchestration patiente de mises en scène de proximité réalisées avec les moyens du bord, l’artiste s’institue producteur d’images « alternatives » dont les modalités artisanales de production sont censées révéler celles des images sources. Ce faisant, il indexe le malentendu fondamental dont les images font l’objet depuis la nuit des temps : le « procès en légitimité » que subit l’Image depuis Platon, « soit accusée d’être un doublon imparfait de ce qui serait le réel, soit bannie pour trahison de la vérité »[3].


Singer (les gestes d’un soldat rampant au sol dans Switzerland is dangerous), imiter (la facture granuleuse des images de paparazzi dans VIP’S) reproduire pour détourner (le logo de l’ANPE dans ANPE concept car), autant de procédures relevant du jeu et introduisant du jeu comme on le dirait d’un mécanisme bien rodé qui s’enraye. Thierry Verbeke ralentit le flux incessant des images, crée des arrêts sur image pour rappeler que toute image est coproduite, contextuelle et que la chaîne de production dont elle est issue induit de fait des choix successifs qui déterminent un point de vue, portent des intentions. L’image est un lieu de pouvoir. L’histoire nous a montré comment il était par exemple aisé de faire disparaître a posteriori de certaines photographies, des personnages devenus indésirables pour le pouvoir en place[4]. Thierry Verbeke nous incite à nous débarrasser de ce vieux fantasme d’une objectivité, d’une pureté originelle de l’image, en nous susurrant que les nouvelles « fabriques d’images » mondialisées qui alimentent la publicité et les agences de presse internationales constituent à elles seules un monopole particulièrement dangereux pour la liberté de penser.


Lise Viseux, 2007 


[1] Laurent Gervereau

Histoire du visuel du XXème siècle, édition augmentée, Seuil, mars 2003, p.174.

[2] Cf. interview de la radio suisse romande et divers autres informations sur la page ad hoc de ce site.

[3] Laurent Gervereau, op. cit., p.9.

[4] Cf. l’exposition intinérante « Les images mensongères » conçue par la Stiftung Haus der Geschichte der Bundesrepublik, Deutschland.






PHOTO-TRAFIC

Kunst bulletin  / Donatella Bernardi

9 juin au 13 août 2006

bac (batiment d'art contemporain), Genève



Donatella Bernardi :  Dans le cadre de la manifestation genevoise 50 JPG_06 consacrée à la photographie contemporaine, l´exposition collective PHOTO-TRAFIC questionne le rapport qu’entretiennent les artistes au flot d´images propagées par les mass media


  Selon le tandem organisateur, Joerg Bader et Manuella Denogent, le travail de Thierry Verbeke, artiste français, exemplifie au mieux la problématique développée sous l´égide d´un terme générique liant la photographie à son déplacement. Verbeke reconstitue, avec les moyens du bord, des images de presse reconnaissables derechef tant elles ont été reproduites. Ensuite, par l´édition d´un site internet, il singe le fonctionnement d´une agence de presse diffusant ses images via la toile. Enfin, dans l´espace d´exposition, le public pourra non seulement «down-loader» grâce à un «desk» en plexiglas lumineux baptisé FREE COPY les photographies de son choix, mais également les imprimer.


Diffuser un «vrai-faux» par le biais de l´appropriation d´un document médiatisé, telle est l´une des stratégies possibles si l´on investit l´image médiatisée, parmi les plus didactiques. Ainsi, selon Bader, on «évite de trancher entre document et art, à l´instar par exemple de Bernd et Hilla Becher dans le champ de la photographie ou de Raymond Depardon dans le champ du cinéma. Ce qui importe, c´est la portée critique de la proposition.»1) Pour étayer et asseoir le propos, on a fait appel à quelques travaux historiques, jalons nécessaires et agréables à revisiter: «The Eternal Frame» (1975), du collectif d´architectes californien Ant Farm, ou les affiches de l´activiste anti-nucléaire Peter Kennard datant des années 1980. Grand connaisseur de la manipulation des photographies historiques, Ernst Mitzka, plutôt que de récréer et rejouer l´image de presse, a choisi de l´évider, l´amputer, l´opérer par un coup de scalpel, en l´occurrence la chirurgie du cuter à même le négatif. Loin des transformations digitales exploitées par ses collègues cadets, Bjørn Melhus ou Ute Lindner & Patrick Huber, Mitzka supprime radicalement le principal intéressé de la composition, qu´il soit islamiste, Hitler, un grand chef coréen ou un président américain, créant déséquilibre, absurdité et mise à nu d´un dispositif aux couleurs souvent saturées.


On est loin de la «grisaille» des antiques qui intéressa tant Aby Warburg et qui, selon Michael Diers, peut caractériser la photo de presse, à savoir ce «détachement psychologique, émotionnel, mental, et rationnel» obtenu par une image de qualité monochromatique, grise ou brune 2).


L´orientation de PHOTO-TRAFIC est pop, presque criarde, peut-être cynique, voir sarcastique, quasi eschatologique? Sur le «Tapis volant» (2002-2003) de Wang Du, dont la taille est digne d´un Gulliver (102 m2) ou d´un Oldenburg amplifié, est tissé en une facture hyperréaliste la couverture de la revue Times consacrée à la navette Columbia qui s´est désintégrée en plein vol. Christoph Draeger développe lui un goût pour les puzzles et l´iconographie des catastrophes, qu´elles soient de nature criminelle ou terroriste, naturelle ou humaine. L´une de ses images fragmentées sera monumentalisée sous la forme d´un billboard d´autoroute étasunien. Warhol avait choisi la sérigraphie pour démultiplier ses «Fives Deaths» écrasés par une voiture renversée (1963), ou son «Suicide» (1963) par défenestration. Cette technique lui permettait, outre une multiplication mécanique de l´image de presse extraite de son contexte, une délégation de la tâche à l´un de ses assistants.


Si l´économie du travail était un critère d´évaluation artistique, il faudrait évoquer en premier lieu les démarches de Sean Schyder et Joachim Schmid, collectionneurs d´images fabriquées par d´autres. Le premier s´intéresse à celles que des soldats en Irak envoient via le web à leurs proches. «All images were sourced online between December 2003 and October 2005 from amateur digital photography posting-sites». Sans que ces photographies ne soient spectaculaires, «elles sont 0 au niveau d´une actualité ou d´événements sanguinaires», ces clichés d´amateurs dressent un «paysage ´backstage´ de cette guerre», commente Manuella Denogent. C´est bêtement son propre son fusil que le soldat photographie, le ciel, ou une cuisine de fortune. Des regards dubitatifs et errants qui n´intéressent pas les agences de presse, mais certainement le public de l´art contemporain. Serait-on face à un exemple parfait de «post-journalisme», comme le nomme Serge Wolkonsky? Sa formule «Leica vs Nokia» vise un métier qui tend à disparaître, celui du photo-reporter héroïque et de son matériel de captation digne d´un armement militaire lourd et encombrant. «Sur le marché du post-journalisme, l´appareil photo-téléphone est l´outil quelconque qui bouleverse les usages et annule subitement les normes en vigueur. C´est le règne de l´image sans qualité.»3 En adéquation avec celui de la «soft target».


S´éloignant des champs de bataille mais titillant le hors-champ, cette dimension si chère à la théorie de l´image contemporaine, Joachim Schmid endosse le rôle du pornographe désabusé. En recourant à sa carte de crédit, il demande de temps à autre aux femmes qui s´offrent sur la toile contre rémunération à sortir du champ de la webcam. Alors qu´elles s´exécutent, il télécharge une vue de leur lieu de travail, un coin de lit, une couverture en simili léopard, une lampe de chevet. Des photos de décoration d´intérieur de fortune, entre le détournement d´un service et l´auto-arnaque. En fin de compte, pour Joerg Bader, la notion «d´information-désinformation» reste centrale pour qui traite de photographie aujourd´hui.


1) «Éditorial», Photo & texte, Informer fatigue, Numéro 1, École supérieure d´art de Perpignan, Centre de la photographie Genève, septembre 2005, p. 1

2) «War Cuts, Über das Verhältnis von zeitgenössischer Kunst und Pressefotografie», Covering the real, Kunst und Pressebild, von Warhol bis Tillmans, Kunstmuseum Basel, 2005, pp. 39-40


Les 50 JPG_06 et PHOTO-TRAFIC marqueront l´inauguration de la programmation artistique du Bac dans sa phase transitoire avant travaux. Le Bac regroupera dans le bâtiment actuel du Centre d´art contemporain (Cac) du Mamco, le Centre d´édition contemporaine (Cec), le Centre pour l´image contemporaine, Saint-Gervais (Cic) et le Centre de la photographie Genève (Cpg).  PHOTO-TRAFIC, du 8 juin au 13 août 2006. Expositions collectives au Cac et au Bac, une autre, monographique, consacrée au travail de Marco Poloni au Cpg. Colloque à l´École supérieure des beaux-arts, le 9 juin, incluant la participation de Hubertus v. Amelunxen, Daniel Kurjakovic ou Jordi Vidal. Rens. Cpg, 16 rue Général Dufour, 1204 Genève. T/F +41 22 329 28 35, cpg@centrephotogeneve.ch


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